Définition

Définition

Moustache et Carte d'affaire






Il n’était pas vraiment beau. Assez grand je pense, brun sûrement. Je ne me rappelle pas vraiment. Je ne me rappelle que de sa moustache finalement. Une belle moustache. Sa moustache et son vélo. Un beau vélo.

Il a croisé ma vie. Pas comme une aventure qui croise votre sofa les dimanches soirs, non il a croisé ma vie. Il a croisé ma vie, juste croisé, pendant douze ans. Quand j’avais quinze ans, j’avais une tendance vicieuse ou seulement précoce à collectionner les trentenaires. Médecin, avocat, commercial ou cadre de n’importe quoi. Ils ne me faisaient pas vibrer, mais j’aimais juste racoler les cartes d’affaires, les Christian Duchemin et Patrick Lafontaine qui vendent du rêve ou des robinets. Peu importait tant que la carte était de la bonne taille, imprimée dans un carton de qualité. Les cartes étaient ambitieuses, les hommes moins. A mi-chemin entre les Tupperware de maman et les placements en bourse. Égarés entre leur solitude et leur besoin de carrière. Toujours incapables de se souvenir du nom du pressing. Près à acheter du cul sur le trottoir et à vendre leur main en ligne.


J’ai fini par épouser, du haut de mes vingt-et-un ans, la plus belle carte d’affaire. Un imprimé noir et blanc imitant le carrelage des cuisines vintages. Le courriel était écrit dans une typographie imitant des tuyauteries. Un vendeur de cuisine. J’ai vibré.


Vingt ans plus tard je ne vibre plus.
Je suis assise sur la chaise de la cuisine, celle usée par les chats dont je ne me souviens plus des noms. Touffu, Toupoil, Tougros, ou peut être Hector, je sais plus. J’ai oublié vite. Je suis assise sur la chaise aux couleurs de la tapisserie, un lilas que je ne me rappelle pas non plus avoir choisi. C’était peut-être la mode il y a vingt ans. J’ai sûrement dû y penser longtemps, comparer les échantillons, regarder les tendances, en discuter avec ma mère.

Je suis assise sur la chaise de la cuisine depuis vingt ans j’ai l’impression. Une belle cuisine, forcément. L’angle y est parfait, on y voit le perron. Je ne pensais pas un jour avoir un perron. Quand j’avais quinze ans, que je me fabriquais des jupes avec des nappes de cuisine carottées, le perron me faisait juste rire. J’imaginais les familles américaines appauvries par l’église caressant leurs chats et les nattes de leurs douze enfants, là sur le perron. Maintenant il y a sûrement des adolescentes qui se moquent de mon perron et me prennent pour une mère de famille qui fait des nattes à ses enfants. Elles ont raison. Elles ont raison et ça me rend triste.

Je suis assise sur la chaise de la cuisine et je regarde le perron, pas pour le perron, pour le vélo. Je ne m’inquiète pas. Il arrive toujours, à l’heure, c’est rassurant. Il arrive, le vélo et la moustache aussi. Il n’a pas de carte d’affaire. Un jour, au tout début, je lui ai demandé pourquoi. Il m’a répondu «Pourquoi j’aurais une carte d’affaire, je suis facteur, c’est à moi de vous trouver».
Alors je l’ai laissé me trouver, du lundi au vendredi. Je l’ai attendu, à 11h15 pour les beaux jours, un peu plus tard par temps de pluie. Quand il neigeait trop j’appelais Postes Canada pour savoir s’il allait passer. Comme ça je lui préparais un café latte à emporter pour vaincre la tempête. Il a croisé mon perron comme ça pendant douze ans, sans jamais vraiment me parler. Il a monté mes marches, regardé par la fenêtre de ma cuisine, renversé sa moustache et enfourché son vélo comme ça, pendant douze ans. Et moi je ne me suis jamais lassée, de le regarder, assidûment déposer mes factures et les cartes postales de Cuba ou Cancun des collègues antipathiques de mon mari. Il était mon repère dans le Sahara de ma vie. Je pensais à lui, à chaque seconde de mes journées. Je pensais à sa vie de facteur, à son vélo pimpant, à sa femme, pas plus heureuse que moi. Je me disais que j’aurais pu monter sur son vélo, comme ça, sans rien dire et me laisser trainer de perron en perron, de boîte aux lettres en boîte aux lettres jusqu’à qu’on en choisisse une à nous. Je me disais que j’aurais aimé que sa moustache effleure mes cuisses, une fois comme ça, pour être la maîtresse du facteur.
Mais je n’ai rien fait, à part des cafés latte les jours de tempête. Je n’ai rien fait à part continuer de faire des plats de lasagnes pour un mari que je n’aimais plus. Je suis restée amoureuse du facteur, sur ma chaise de cuisine, une belle cuisine. Et puis il est mort, fauché par une voiture. «Pas étonnant pour un facteur » m’a dit la voisine.


Il est mort avant qu’on se connaisse, avant que je monte sur son vélo, avant que sa moustache frôle mes cuisses, avant qu’on se trouve une boîte aux lettres, une belle, une bleue. Il est mort, comme ça, si vite, après 12 ans.


Il n’était pas vraiment beau. Assez grand je pense, brun sûrement. Je ne me rappelle pas vraiment. Je ne me rappelle que de sa moustache finalement. Une belle moustache. Sa moustache et son vélo. Un beau vélo.