Définition

Définition

Le vieux sur le banc







Il aurait préféré être deux. Être un héros de chanson populaire. Être un amoureux des bancs publics. Mais non il est le vieux, le vieux sur le banc. C’est comme ça que l’appelle les habitués du parc. Il ne sait pas quand c’est arrivé, à partir de quand les gens ont décidé qu’il était vieux. Pire qu’il était lié au banc. Personne ne l’a officiellement avisé.
Ce genre de chose n’arrive pas du jour au lendemain pourtant. Le monde a décidé ça sans lui. Pas de vote, pas de véto. Quelle injustice. Si on l’avait prévenu, il aurait fait des suggestions. Quelque chose de plus glamour ou plus héroïque.


Il ne se rappelle pas depuis combien de temps il s’assoit sur ce banc. Il a toujours vécu ici, il a toujours choisi ce banc. C’était un passage obligé, après le bureau et les dimanches. Depuis sa retraite, c’est devenu plus fréquent. Il l’aime. Ce n’est pas parce il est plus confortable que d’autre. Ce n’est pas non plus par superstition étrange ou peur du changement. C’est juste qu’on y voit bien depuis ce banc-là. On voit les jeux d’enfants jusqu’au parking de l’ancien Provencia. On voit les allers et venues des familles, des travailleurs, des sportifs et des sdf. On voit tout le monde. Ceux qui s’arrêtent, ceux qui ne s’arrêtent pas. Et tous ceux qui hochent la tête en le voyant, lui, le vieux du banc. Le genre de salut qu’on fait par reconnaissance, par pitié ou par attachement aux gens à qui on a jamais parlé, mais qui ont toujours été là.

Il ne sait jamais rendu compte qu’il était vieux. Assez vieux pour faire partis du décor.

Il a l’impression que rien n’a vraiment changé depuis la fin de ses études. Après son bac il a travaillé, beaucoup. Il a vécu avec des femmes, beaucoup aussi. La plupart sont partis d’elle-même. Il ne demandait pas pourquoi. Il savait. En général il descendait fumer une cigarette, sur le banc, le temps qu’elles fassent leurs valises. Quand il revenait, son appartement était à moitié vide, un peu plus que la moitié enfaite. Alors il retournait sur le banc, fumer une autre cigarette, pour oublier la grosse moitié. Il n’a jamais écourté une cigarette pour leur courir après, pour cacher leur valise, pour barrer la porte. Il laisse ça au cinéma français. Sa vie à lui n’est pas un film, ou alors un très mauvais, ou les journées grises se ressemblent.
Maintenant Lelouch lui donnerai peut être le rôle d’un figurant, le vieux sur le banc. Cette idée le fait sourire. Il serait un personnage urbain, un quidam universel. Un type qu’on aime, malgré nous. De la manière la plus simple du monde.

Il n’aime pas Lelouch de toute manière. Il n’aime pas le cinéma français non plus. Il se dit que c’est trop facile de mettre une jolie bande sonore sur le quotidien déchu des parisiens. Sa vie à lui aurait paru, forcément, bien plus fascinante avec une trame sonore. Il aurait pu chaque matin se balader avec une stéréo portative. Passer en boucle les meilleures ballades des années 80, que la musique le suive du métro au bureau, du bureau aux femmes mal aimés, des femmes mal aimées au banc du parc, du banc au métro, du métro au bureau … Cela aurait donné une toute autre dimension à ses 75 dernières années.
Mais il n’a pas eu de bande sonore pour sa vie. Et il le sait il n’y aura pas de chanson ni de films de Lelouch sur lui ou sur son banc. Il ne laisse rien de fascinant. Les femmes qui l’ont quitté ont finis par l’oublier, les enfants qu’il n’a pas faits aussi. Les bureaux ou il a passé les 30 dernières années ont déjà repeint les murs et aucun nouvel employé ne connais même son nom.
Il s’accroche au seul amour qui lui reste, ceux des passants qui hochent la tête. Qui le salut, lui le vieux du banc. Il se dit que peut être la fille qui écrit sur le banc d’en face, tous les dimanches avec son café et sa chocolatine, écrira un jour sur lui. Il se dit qu’elle ne pourra jamais raconter comme il est triste de ne pas faire partie d’un Lelouch.